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Move-On Magazine

Interview avec Marc Halévy


Marc Halévy, comme l'honnête homme du 17°siècle, vit par et pour la connaissance.


| Publié le Jeudi 23 Novembre 2017 |

Marc Halévy
Marc Halévy
Est-ce que le fait de maîtriser plusieurs disciplines, la physique, la philosophie, la sociologie…donne un autre regard, une autre qualité d’analyse qui permet de relier différemment les observations ? De créer différemment du sens ?
La pluridisciplinarité est indispensable dès lors que l'on aborde l'étude d'un système complexe car chaque discipline possède ses propres grilles de lecture et "voit" des structures ou des interactions que les autres ne "voient" pas nécessairement.
De plus, la philosophie, outre sa propre vision du système concerné, permet aussi de jeter un regard critique sur le travail des autres disciplines à l'œuvre et de leur proposer une discussion épistémologique sur la valeur et la qualité de leurs méthodes, de leurs langages, de leurs logiques, etc …
Les choses vont en sciences comme en arts ; mettez un peintre, un sculpteur et un  musicien au milieu d'une forêt, il est évident qu'ils ne "verront" pas les mêmes choses, que leurs sensibilités seront attirées par des éléments ou des événements très différents bien que la forêt où ils sont, soit un seul et même système vivant.
Si, maintenant, vous adjoignez à nos artistes un botaniste, un biologiste, un physicien des systèmes et un philosophe, vous enrichissez d'autant les regards portés et les perceptions complémentaires qui en seront retirées.
 
Dans une "Histoire de la lecture", Alberto Manguel avance qu’une invention coexiste un certain temps avec ce qu’elle améliore et qui résiste avant de céder. Vivons-nous une période de "résistance" caractérisée par de vieilles structures politiques, économiques … inadaptées mais qui pèsent encore plus ?
 Nous vivons au cœur d'une "guerre des paradigmes". La Modernité s'achève et, avec elle, s'étiolent l'humanisme du 16ème siècle, le rationalisme du 17ème, le criticisme du 18ème (et, avec lui, les "idéaux" des "Lumières"), le scientisme du 19ème et le nihilisme du 20ème. Ces différentes composantes de la Modernité, quelques remarquables qu'elles puissent avoir été, sont aujourd'hui à bout de souffle et incapables de rencontrer l'incroyable montée en complexité de notre monde. Nous ne sommes plus dans un monde de juxtaposition quasi mécanique des individus, des communautés, des entreprises, des nations, … qui trouvaient leur "juste place" au sein de pyramides hiérarchiques rigides et codifiées. Le monde d'aujourd'hui est intriqué, organique, réticulaire où l'immatériel triomphe du matériel et en rompt à la fois les pesanteurs et les fixités. Nous sommes dans une "société fluide" où tout interagit avec tout, tout le temps et partout.
Notre monde passe d'un paradigme mécanique à un paradigme organique, c'est-à-dire complexe, effervescent, instable et mouvant.

Vous évoquez  la guerre de 14 comme un tournant suivi de quelques années d’innovation dans de nombreux domaines. Bertrand Russell, dans « Eloge de l’oisiveté » montre que l’économie a tourné de manière satisfaisante pendant la première guerre uniquement grâce aux femmes qui n’étaient pas réquisitionnées pour fabriquer armes et munitions .Il affirme que 4 heures de travail quotidien suffiraient à faire tourner l’économie (ceci avant la robotisation).
N’est-ce pas notre manière de concevoir le travail (même à l’école) qui est un problème ?

 Par parenthèses, Bertrand Russell a commis trois énormes erreurs : celle d'avoir cru pouvoir fonder un mathématisme idéaliste, celle d'avoir misé sur un progressisme technologique et celle d'avoir été adepte du socialisme communiste.
Mais votre question porte sur la vision du "travail" et elle est pertinente. Pour moi, il existe deux manières de concevoir le travail : soit comme moyen au service de l'argent, soit comme moyen au service d'une œuvre.
Pour la plupart de nos contemporains - et ce depuis le début de l'ère industrielle -, le travail est un moyen de gagner l'argent qui leur est nécessaire pour vivre leur "vraie vie" en dehors de leur travail. Mais si vous regardez de près ce qu'est cette "vraie vie", vous observerez qu'elle est d'un vide et d'une médiocrité effarants, panem et circenses, MacDo et foot, télévision et "amusements festifs" aussi futiles que frivoles, aussi vulgaires que primaires.

Je préfère donc voir le travail comme étant l'ensemble de toutes les activités que l'on met au service d'une œuvre, que celle-ci soit collective ou personnelle. L'une ne rejetant pas l'autre ; que du contraire. L'activité mise au service d'une œuvre collective est aussi un moyen de réaliser une œuvre personnelle par l'accomplissement de soi qu'elle permet.

Je crois que chaque humain a un destin personnel, c'est-à-dire une vocation intime et profonde. La plupart des gens passent à côté de leur vocation et perdent leur vie à la "gagner" afin de fuir leur échec intime et de se noyer dans des illusions, des divertissements ou des ivresses divers.
En revanche, si l'éducation, l'instruction et l'étude jouent leur rôle de révélateur (au sens photographique) de la vocation de chacun et inculquent les moyens intellectuels et spirituels nécessaires à sa réalisation, alors il devient possible pour chacun de trouver sa voie d'accomplissement et, ce faisant, de cultiver une permanente "joie de vivre", ainsi que le montra Spinoza.

Dans "Faites vous-même votre malheur", Paul Watzlawick s’amuse de ce que certains croient que les échecs peuvent être dus à ce qu’on  n’est pas allé assez loin dans la même direction , c’est ce que nous disent souvent nos dirigeants, alors qu’il suffit parfois de changer de direction. Pourquoi acceptons-nous d’écouter nos dirigeants ? C’est de l’aveuglement, du déni, de la manipulation … Qu’y gagnons-nous ?
Contrairement à ce que prétend la vulgate humaniste, la plupart des humains préfèrent, et de loin, la sécurité à la liberté. Etienne de la Boétie, ami de Montaigne, parlait de "servitude volontaire". Les humains préfèrent un esclavage plus ou moins doré, à l'autonomie de soi, à la responsabilité de soi et à l'assomption de soi. Relisez l'incomparable fable de Jean de la Fontaine intitulée "Le chien et le loup". Il est bien plus facile et déresponsabilisant de suivre un "dirigeant" que de penser par soi-même, de décider par soi-même et d'assumer pour soi-même. L'homme est un animal paresseux qui cultive la loi du moindre effort. Il est bien plus facile d'être salarié d'un autre, que de devenir entrepreneur et de créer sa propre activité.
Le peuple ne réclame jamais la liberté ; il réclame seulement, et toujours, du pain et des jeux. Ce sont des démagogues qui prétendent et font croire que le peuple demande la liberté, car cette voie leur permet d'atteindre leur seul but : détenir le pouvoir sur ce peuple esclave qui croit en leurs mensonges de liberté et en leurs promesses de sécurité pour tous.
 
Quelle serait votre définition de l’humour ?
Il faudrait reposer la question à Henri Bergson qui y a répondu dans son livre sur "Le rire". Pour ma part, je pense que l'humour est un instrument d'hygiène mentale qui permet distance et recul par rapport au vécu ou au perçu.
Faire les choses sérieusement, sans se prendre au sérieux. Avez-vous remarqué combien les gens qui se prennent au sérieux, sont souvent crétins et ridicules ? Ils sont coincés dans leur petit costume social amidonné, la mine austère et le regard sec.
Avez-vous remarqué, aussi, qu'à notre époque, beaucoup de ceux qui font profession de "comique", n'ont pas d'humour et ne font pas bien rire ; ils sont seulement méchants, caustiques, agressifs et médisants ?  Ils font non pas rire, mais ricaner au détriment des autres en osant, en pure impunité, la cruauté verbale aux fins des défouler les crispations d'une cohorte de frustrés de la vie.
L'humour authentique ne blesse jamais. Ni l'humour anglais, ni l'humour juif (ces deux ont bercé mon enfance et ma jeunesse)
Ainsi ceci :
Un vieux Juif est forcé de quitter son village …
C'est loin où tu vas ?
Loin de quoi ?

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