Notre précédente conversation, à ton initiative, a porté sur l'esprit ingénieur et l’esprit bricoleur. Etymologiquement l'ingénieur est quand même, au départ, celui qui fabriquait des machines de guerre. Le verbe ingénier a signifié “tromper”. Le bricoleur fabrique des choses peut-être non rentables mais bricoler signifie aussi avancer en faisant des zigzags, errer non pas au sens de se tromper mais plutôt d'aller à l'aventure, d’être curieux… le bricoleur est un aventurier.
Je viens de lire Être forêt (éditions La Découverte). Ce livre a été écrit par Jean-Baptiste Vidalou, un philosophe qui vit dans les Cévennes. À la manière de Michel Foucault, il mélange l’Histoire et la philosophie. Il retrace la façon dont cette partie du Massif Central a été mise en coupe par des ingénieurs des Eaux et Forêts, des Ponts et Chaussées … pour en faire disparaître une façon d'habiter qui était bricoleuse. C'est un livre à la fois zadiste sur les bords et passionnant. Il faut prendre la figure de l'ingénieur comme une figure métonymique pour notre époque.
Ce que vous faites à l'école des Marquisats serait plutôt de trouver un équilibre, un moyen terme entre la démarche de l'ingénieur et celle du bricoleur?
Aux Marquisats ce que nous faisons ce n'est pas tant de trouver une position d'équilibre entre ingénieur et bricoleur, deux figures qui incarnent quelque chose de notre époque, la maîtrise, l'extractivisme, l’organisation abstraite d'une part, les savoirs situés d'autre part, les expertises locales, l'aventure toujours renouvelée de se confronter au monde qui est là, sous nos yeux ; ce que nous cherchons plutôt, c’est à faire que nos étudiants se forment à des techniques expertes que maîtrise l’ingénieur, des savoirs faire, des connaissances afin de les appliquer dans des situations qui ne soient pas coupées de la logique du monde, dans une approche de bricolage. Il s’agit en gros de dépasser la dialectique pour faire disparaître les deux figures et en créer une nouvelle.
Il y a eu des générations de bûcherons qui s’occupaient des forêts, coupaient le bois nécessaire aux charpentes des villages voisins, au chauffage. Ils ont été remplacés par des ingénieurs faisant grosso modo la même chose, mais pas dans une logique d’accompagnement d’une collectivité située sur un territoire, ni dans une logique de connaissance du terrain. Il s’agissait du quadrillage d’une forêt en vue d’une rentabilité, d’un rapport mécanique et abstrait qui écrase toutes les spécificités locales.
Nous souhaitons retrouver cette logique du bûcheron qui a des compétences très précises, en grande partie comparables à celles de l’ingénieur. Il est cependant un habitant parmi les autres de ce milieu, une forêt, une bio région… il a donc une approche plus resserrée qui ne s’inscrit pas dans une échelle planétaire. Aujourd’hui quand tu coupes un arbre, tu es obligé d’en replanter un mais peu importe où. Si tu coupes des arbres pour construire un lotissement, tu peux compenser en plantant en Australie des eucalyptus génétiquement modifiés. Il existe tout un marché d’équivalences de ce type qui fait qu’on peut considérer la forêt comme uniquement comme du carbone stocké : si tu en enlèves à un endroit, il suffit que tu en replaces à un autre.
Il faut réancrer des pratiques qui créent des lieux de vie plus agréables pour tout le monde.
Je viens de lire Être forêt (éditions La Découverte). Ce livre a été écrit par Jean-Baptiste Vidalou, un philosophe qui vit dans les Cévennes. À la manière de Michel Foucault, il mélange l’Histoire et la philosophie. Il retrace la façon dont cette partie du Massif Central a été mise en coupe par des ingénieurs des Eaux et Forêts, des Ponts et Chaussées … pour en faire disparaître une façon d'habiter qui était bricoleuse. C'est un livre à la fois zadiste sur les bords et passionnant. Il faut prendre la figure de l'ingénieur comme une figure métonymique pour notre époque.
Ce que vous faites à l'école des Marquisats serait plutôt de trouver un équilibre, un moyen terme entre la démarche de l'ingénieur et celle du bricoleur?
Aux Marquisats ce que nous faisons ce n'est pas tant de trouver une position d'équilibre entre ingénieur et bricoleur, deux figures qui incarnent quelque chose de notre époque, la maîtrise, l'extractivisme, l’organisation abstraite d'une part, les savoirs situés d'autre part, les expertises locales, l'aventure toujours renouvelée de se confronter au monde qui est là, sous nos yeux ; ce que nous cherchons plutôt, c’est à faire que nos étudiants se forment à des techniques expertes que maîtrise l’ingénieur, des savoirs faire, des connaissances afin de les appliquer dans des situations qui ne soient pas coupées de la logique du monde, dans une approche de bricolage. Il s’agit en gros de dépasser la dialectique pour faire disparaître les deux figures et en créer une nouvelle.
Il y a eu des générations de bûcherons qui s’occupaient des forêts, coupaient le bois nécessaire aux charpentes des villages voisins, au chauffage. Ils ont été remplacés par des ingénieurs faisant grosso modo la même chose, mais pas dans une logique d’accompagnement d’une collectivité située sur un territoire, ni dans une logique de connaissance du terrain. Il s’agissait du quadrillage d’une forêt en vue d’une rentabilité, d’un rapport mécanique et abstrait qui écrase toutes les spécificités locales.
Nous souhaitons retrouver cette logique du bûcheron qui a des compétences très précises, en grande partie comparables à celles de l’ingénieur. Il est cependant un habitant parmi les autres de ce milieu, une forêt, une bio région… il a donc une approche plus resserrée qui ne s’inscrit pas dans une échelle planétaire. Aujourd’hui quand tu coupes un arbre, tu es obligé d’en replanter un mais peu importe où. Si tu coupes des arbres pour construire un lotissement, tu peux compenser en plantant en Australie des eucalyptus génétiquement modifiés. Il existe tout un marché d’équivalences de ce type qui fait qu’on peut considérer la forêt comme uniquement comme du carbone stocké : si tu en enlèves à un endroit, il suffit que tu en replaces à un autre.
Il faut réancrer des pratiques qui créent des lieux de vie plus agréables pour tout le monde.
Livre évoqué par S. Sauzedde dans une précédente conversation
On pourrait presque transposer en retrouvant dans le contexte de la pandémie actuelle des ingénieurs qui « gèrent » et des médecins généralistes en contact avec le milieu humain.
Nous vivons une séquence paradoxale qui a traité tout le monde de la même façon, sur le papier, chacun chez soi, solidarité, etc. Mais la multiplicité des milieux et des situations, des existences a immédiatement ressurgi. Être confiné à la campagne avec la possibilité de se déplacer ou en tour HLM en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus touchés n’a rien à voir. Les consignes données au niveau national paraissent particulièrement abstraites, comme me l’ont montré des discussions avec des collègues résidant en Bretagne où il y a eu très peu de malades et où la nécessité de porter des masques semble avoir été prise sur une autre planète.
À l’ESAAA, on essaye d’avoir des compréhensions généralistes, une structure qui permet d’agglomérer des données, de voir les choses globalement ; mais quand on passe au vivant, à la façon d’organiser nos pratiques il nous faut retrouver la bonne échelle, la bonne façon de faire.
Cette crise, d’après les discussions que j’ai eues avec les étudiants et les enseignants, va plutôt nous encourager à travailler différemment à plusieurs niveaux. Nous avons réalisé que nos étudiants qui vivaient le mieux le confinement possédaient déjà des « techniques de survie » personnelles plus élaborées que d’autres. Il ne s’agit pas de bunkers mais d’avoir des amis sur lesquels compter, d’être à l’aise avec des moyens de communication comme les caméras pour tenir des conférences, d’être un animal tout terrain, solide socialement et psychologiquement, d’avoir pu installer chez soi un atelier. Certains étudiants ont envoyé à leurs camarades des tutos expliquant comment récupérer et traiter de la terre pour fabriquer de la céramique…
Cette situation a favorisé des échanges.
Elle a montré aussi que la dimension technique donnée par l’école ou à travers des magasins spécialisés, si on prend le fusain, par exemple, était remplacée par l’expérimentation débouchant sur une fabrication personnelle du produit.
Apparaît toute une série d’apprentissages qui ne sont pas indispensables pour obtenir une bonne note mais nécessaires pour bien vivre en situation de crise : nous devons les garder. Ils étaient déjà là, parfois, mais de manière moins consciente. Nous avons mis en place une plateforme d’échange en intranet qui compte plus de 50 groupes de discussion et de travail. Certains sont des endroits d’enseignement crées par les professeurs, d’autres sont animés par des étudiants, créés à leur initiative. Il y en a un qui traite du jardinage-nous avons un jardin en permaculture à l’école- qui n’a rien à voir avec l’art…
Nous vivons une séquence paradoxale qui a traité tout le monde de la même façon, sur le papier, chacun chez soi, solidarité, etc. Mais la multiplicité des milieux et des situations, des existences a immédiatement ressurgi. Être confiné à la campagne avec la possibilité de se déplacer ou en tour HLM en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus touchés n’a rien à voir. Les consignes données au niveau national paraissent particulièrement abstraites, comme me l’ont montré des discussions avec des collègues résidant en Bretagne où il y a eu très peu de malades et où la nécessité de porter des masques semble avoir été prise sur une autre planète.
À l’ESAAA, on essaye d’avoir des compréhensions généralistes, une structure qui permet d’agglomérer des données, de voir les choses globalement ; mais quand on passe au vivant, à la façon d’organiser nos pratiques il nous faut retrouver la bonne échelle, la bonne façon de faire.
Cette crise, d’après les discussions que j’ai eues avec les étudiants et les enseignants, va plutôt nous encourager à travailler différemment à plusieurs niveaux. Nous avons réalisé que nos étudiants qui vivaient le mieux le confinement possédaient déjà des « techniques de survie » personnelles plus élaborées que d’autres. Il ne s’agit pas de bunkers mais d’avoir des amis sur lesquels compter, d’être à l’aise avec des moyens de communication comme les caméras pour tenir des conférences, d’être un animal tout terrain, solide socialement et psychologiquement, d’avoir pu installer chez soi un atelier. Certains étudiants ont envoyé à leurs camarades des tutos expliquant comment récupérer et traiter de la terre pour fabriquer de la céramique…
Cette situation a favorisé des échanges.
Elle a montré aussi que la dimension technique donnée par l’école ou à travers des magasins spécialisés, si on prend le fusain, par exemple, était remplacée par l’expérimentation débouchant sur une fabrication personnelle du produit.
Apparaît toute une série d’apprentissages qui ne sont pas indispensables pour obtenir une bonne note mais nécessaires pour bien vivre en situation de crise : nous devons les garder. Ils étaient déjà là, parfois, mais de manière moins consciente. Nous avons mis en place une plateforme d’échange en intranet qui compte plus de 50 groupes de discussion et de travail. Certains sont des endroits d’enseignement crées par les professeurs, d’autres sont animés par des étudiants, créés à leur initiative. Il y en a un qui traite du jardinage-nous avons un jardin en permaculture à l’école- qui n’a rien à voir avec l’art…
Être forêt (éditions La Découverte) de Jean Baptiste Vidalou
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Si, par l’esprit, la démarche.
Nos étudiants en design qui s’occupaient du jardin de l’école se sont transformés en enseignants, certains ont déposé des graines au bas des portes des voisins…
Cette période fait apparaître des possibles et des potentiels pour la suite, c’est certain.
Jean-François Revel écrivait :
« Seuls les bons professeurs forment les bons autodidactes. »
La meilleure école est celle dont on a le moins besoin. (rires)
Cette phrase renferme une ruse : tu as l’impression que l’école n’a servi à rien parce que les dispositifs sont pensés à partir d’une position « plus habituée ». Lors des réunions qui se sont tenues avec nos étudiants, ils disaient qu’il n’y a rien besoin de prévoir, qu’il suffira d’un retour à la normale ; or rien n’est donné de façon naturelle, tout est construit.
Il faut beaucoup de réflexion et de maîtrise pour acquérir la liberté et la permettre aux autres.
La question de l’agressivité va ressurgir inévitablement. Pour demeurer calme, il faut être fort. Pour être pacifique, il ne faut pas avoir peur, ceci nous renvoie à des pratiques et à des pensées millénaires qui ont voyagé dans l’humanité, portées par Gandhi, Martin Luther King…
La souplesse et l’adaptabilité qu’on retrouve dans « Le chêne et le roseau » constituent une force.
De ce que nous vivons en ce moment se dégagent deux tendances : des règles très dures, des gestes de rigidité plutôt que de souplesse, d’autoritarisme plutôt que de discussion, l’exécution plus que la réflexion.
Tous les lieux de discussion, de souplesse de fonctionnement vont devoir quasiment s’excuser, dans un premier temps, de ne pas obéir avec le petit doigt sur la couture du pantalon, dans la ligne guerrière qui est apparue.
Cette rigidité participe de l’infantilisation qui sévit à l’Education Nationale.
Nous sommes une cinquantaine à travailler à l’ESAAA. Nos débats remettent en question l’autonomie de nos étudiants, les responsabilités des uns et des autres. Nous discutons abondamment pour prendre des décisions très largement majoritaires. Ailleurs les discussions sur la forme que doivent prendre les diplômes de fin d’année se transforment parfois en rapports de force, voire en crises.
Il faut installer l’habitude de la discussion, des échanges, de longues réunions et accepter un scénario qui ne corresponde pas forcément à celui qu’on envisageait soi-même mais qui soit nourri de toutes les interventions. Ceci nécessite d’avoir confiance dans la capacité d’un groupe à dépasser des oppositions initiales au lieu de se crisper à partir de ce qu’on aurait défini comme une situation de guerre.
En réalité, la question n’est pas de savoir si l’ESAAA forme de bons ingénieurs ou de bons bricoleurs ; l’école forme de bons démocrates.
J’espère.
Nos étudiants en design qui s’occupaient du jardin de l’école se sont transformés en enseignants, certains ont déposé des graines au bas des portes des voisins…
Cette période fait apparaître des possibles et des potentiels pour la suite, c’est certain.
Jean-François Revel écrivait :
« Seuls les bons professeurs forment les bons autodidactes. »
La meilleure école est celle dont on a le moins besoin. (rires)
Cette phrase renferme une ruse : tu as l’impression que l’école n’a servi à rien parce que les dispositifs sont pensés à partir d’une position « plus habituée ». Lors des réunions qui se sont tenues avec nos étudiants, ils disaient qu’il n’y a rien besoin de prévoir, qu’il suffira d’un retour à la normale ; or rien n’est donné de façon naturelle, tout est construit.
Il faut beaucoup de réflexion et de maîtrise pour acquérir la liberté et la permettre aux autres.
La question de l’agressivité va ressurgir inévitablement. Pour demeurer calme, il faut être fort. Pour être pacifique, il ne faut pas avoir peur, ceci nous renvoie à des pratiques et à des pensées millénaires qui ont voyagé dans l’humanité, portées par Gandhi, Martin Luther King…
La souplesse et l’adaptabilité qu’on retrouve dans « Le chêne et le roseau » constituent une force.
De ce que nous vivons en ce moment se dégagent deux tendances : des règles très dures, des gestes de rigidité plutôt que de souplesse, d’autoritarisme plutôt que de discussion, l’exécution plus que la réflexion.
Tous les lieux de discussion, de souplesse de fonctionnement vont devoir quasiment s’excuser, dans un premier temps, de ne pas obéir avec le petit doigt sur la couture du pantalon, dans la ligne guerrière qui est apparue.
Cette rigidité participe de l’infantilisation qui sévit à l’Education Nationale.
Nous sommes une cinquantaine à travailler à l’ESAAA. Nos débats remettent en question l’autonomie de nos étudiants, les responsabilités des uns et des autres. Nous discutons abondamment pour prendre des décisions très largement majoritaires. Ailleurs les discussions sur la forme que doivent prendre les diplômes de fin d’année se transforment parfois en rapports de force, voire en crises.
Il faut installer l’habitude de la discussion, des échanges, de longues réunions et accepter un scénario qui ne corresponde pas forcément à celui qu’on envisageait soi-même mais qui soit nourri de toutes les interventions. Ceci nécessite d’avoir confiance dans la capacité d’un groupe à dépasser des oppositions initiales au lieu de se crisper à partir de ce qu’on aurait défini comme une situation de guerre.
En réalité, la question n’est pas de savoir si l’ESAAA forme de bons ingénieurs ou de bons bricoleurs ; l’école forme de bons démocrates.
J’espère.