La conversation roule d’abord sur les contradictions, les redondances de l’information en ce moment et sur la difficulté de trouver, de discerner les bonnes sources en la matière.
Yves Cusset, vous êtes philosophe mais aussi acteur. La situation actuelle éveille votre œil de spectateur, en tirerez-vous matière à un texte, à un spectacle ?
J’ai été sollicité pour faire partie d’un collectif qui écrit non pas sur la pandémie mais sur ce que cette situation exceptionnelle révèle en nous de pensées enfouies, sur le confinement prétexte et non contexte. J’ai donc écrit un texte de trois pages pour répondre à cette sollicitation mais j’ai toujours besoin de temps pour écrire en vue d’un spectacle. Il faut une distance par rapport à cet événement dans lequel nous sommes confinés, enfouis. On baigne dedans et il est nécessaire d’en sortir et de prendre du recul.
On parle de « distanciation sociale ». Que pensez-vous de cette expression ?
Elle me faisait rire au début. Le terme est apparu assez brutalement sans qu’on sache trop d’où il venait. Il appartient, je crois, au langage de l’épidémiologie et soudain une bascule se fait et les mots changent de sens. Pour moi, l’expression relève plutôt d’un lexique plus ou moins bourdieusien, elle traduit les stratégies de distinctions sociales les unes par rapport aux autres.
Je ne suis pas forcément en désaccord même s’il est peut-être préférable de dire distanciation physique mais ça nous permet de rappeler le sens premier de "social" qui nous ramène à notre socialité élémentaire ; il faut mettre de la distance dans la socialité ordinaire. Et en fin de compte le terme m’a paru plus pertinent que "distanciation physique" autour de laquelle la socialité n’est pas structurée. Les rapports sociaux vont devoir se redéfinir sur la durée. Il va falloir prendre de la distance non seulement par rapport aux autres mais aussi par rapport à nos habitudes sociales. Il y a donc un double sens.
Vous parlez de durée. On vit plusieurs temporalités à la fois, celle du confinement alors qu’on se projette déjà dans la phase suivante en espérant qu’il n’y aura pas de reconfinement par la suite. Et on ne vit plus le temps de la même manière quand on demeure chez soi.
Même dans mon livre sur le rire je suis un défenseur du rire mou, je rends justice à la mollesse et à la dilatation, pas forcément à l’ennui mais à ce qui remonte avec l’ennui, cette capacité de l’être à s’étendre mollement dans le temps, à le laisser s’étendre. Le confinement favorise cette temporalité-là, cette durée intime. C’est amusant parce que les gens se dilatent. Il y a d’un côté une distanciation sociale liée à un état d’urgence, des individus engagés dans la lutte qui génère un temps hyper tendu et de l’autre le temps du confinement qui, à l’inverse, est celui de la dilatation. Pour le philosophe le second est un peu celui où l’on s’installe en soi-même, le temps de Descartes qui s’auto-confine pour écrire ses Méditations métaphysiques.
Certains auteurs disent qu’ils ont besoin de s’isoler pour créer, pour écrire.
Descartes se confine vraiment. Le temps de l’écriture est le temps de la dilatation et il se trouve que j’écris en ce moment un bouquin. J’avais prévenu mon éditeur qu’il me faudrait du temps, que ce serait pour plus tard. Cette écriture entrait dans le registre des choses à faire, mais on n’est plus dans le temps de la procrastination !
« Je me nourris des infos essentielles de la journée et je repars à autre chose. Je suis un spectateur lambda. »
Yves Cusset, vous êtes philosophe mais aussi acteur. La situation actuelle éveille votre œil de spectateur, en tirerez-vous matière à un texte, à un spectacle ?
J’ai été sollicité pour faire partie d’un collectif qui écrit non pas sur la pandémie mais sur ce que cette situation exceptionnelle révèle en nous de pensées enfouies, sur le confinement prétexte et non contexte. J’ai donc écrit un texte de trois pages pour répondre à cette sollicitation mais j’ai toujours besoin de temps pour écrire en vue d’un spectacle. Il faut une distance par rapport à cet événement dans lequel nous sommes confinés, enfouis. On baigne dedans et il est nécessaire d’en sortir et de prendre du recul.
On parle de « distanciation sociale ». Que pensez-vous de cette expression ?
Elle me faisait rire au début. Le terme est apparu assez brutalement sans qu’on sache trop d’où il venait. Il appartient, je crois, au langage de l’épidémiologie et soudain une bascule se fait et les mots changent de sens. Pour moi, l’expression relève plutôt d’un lexique plus ou moins bourdieusien, elle traduit les stratégies de distinctions sociales les unes par rapport aux autres.
Je ne suis pas forcément en désaccord même s’il est peut-être préférable de dire distanciation physique mais ça nous permet de rappeler le sens premier de "social" qui nous ramène à notre socialité élémentaire ; il faut mettre de la distance dans la socialité ordinaire. Et en fin de compte le terme m’a paru plus pertinent que "distanciation physique" autour de laquelle la socialité n’est pas structurée. Les rapports sociaux vont devoir se redéfinir sur la durée. Il va falloir prendre de la distance non seulement par rapport aux autres mais aussi par rapport à nos habitudes sociales. Il y a donc un double sens.
Vous parlez de durée. On vit plusieurs temporalités à la fois, celle du confinement alors qu’on se projette déjà dans la phase suivante en espérant qu’il n’y aura pas de reconfinement par la suite. Et on ne vit plus le temps de la même manière quand on demeure chez soi.
Même dans mon livre sur le rire je suis un défenseur du rire mou, je rends justice à la mollesse et à la dilatation, pas forcément à l’ennui mais à ce qui remonte avec l’ennui, cette capacité de l’être à s’étendre mollement dans le temps, à le laisser s’étendre. Le confinement favorise cette temporalité-là, cette durée intime. C’est amusant parce que les gens se dilatent. Il y a d’un côté une distanciation sociale liée à un état d’urgence, des individus engagés dans la lutte qui génère un temps hyper tendu et de l’autre le temps du confinement qui, à l’inverse, est celui de la dilatation. Pour le philosophe le second est un peu celui où l’on s’installe en soi-même, le temps de Descartes qui s’auto-confine pour écrire ses Méditations métaphysiques.
Certains auteurs disent qu’ils ont besoin de s’isoler pour créer, pour écrire.
Descartes se confine vraiment. Le temps de l’écriture est le temps de la dilatation et il se trouve que j’écris en ce moment un bouquin. J’avais prévenu mon éditeur qu’il me faudrait du temps, que ce serait pour plus tard. Cette écriture entrait dans le registre des choses à faire, mais on n’est plus dans le temps de la procrastination !
Si nous nous dilatons, il faut en profiter pour nous livrer à des exercices autant intellectuels que physiques.
Trouver d’autres repères pour l’heure du lever et du coucher. Nous n’avons plus les repères imposés par le social dans la vie intime. Concrètement la dilatation entraîne ce décalage horaire qui nécessite de se construire d’autres repères physiques et sociaux. Certains se forcent à se lever le matin alors que rien ne les y contraint, d’autres s’obligent à de l’exercice physique pour ne pas se laisser aller. Le philosophe que je suis aime bien ce temps de la dilatation que beaucoup associent à un laisser aller, à un lâcher prise assez risqué, au risque de grossir… cet aspect-là fait peur aux gens, rester seul dans une chambre à se dilater (rires plus ou moins contenus des deux côtés du micro).
Faites-vous partie de ceux qui pensent que cette période bouleversée va changer nos modes de fonctionnements sociaux, politiques, économiques ? Notre relation à la nature ? Le pronostic est difficile.
On est pourtant dans une période de pronostics à tout va, de pronostics assez changeants.
On risque des déceptions.
Mais ça fait du bien de pronostiquer. Ça correspond au besoin de ne pas être enfermé dans cette période, de se projeter dans l’avenir alors même que cette période le rend incertain. Je comprends ce pronostic. Il n’est pas lié à la période actuelle mais à des données préexistantes. Ce sont les prédispositions qui structurent notre pronostic. Je ne suis pas du genre optimiste. La situation est désespérée mais elle n’est pas grave ! J’ai davantage une intuition qu’un pronostic : les gens ont besoin de revenir à l’état dans lequel ils étaient avant. On sera beaucoup moins prompts au changement qu’on ne sera heureux de retrouver notre état d’avant ; d’autant plus qu’on ne va pas le retrouver tout de suite, ce qui fait qu’on sera d’abord heureux de retrouver l’état ancien avant de penser au changement. J’ai un peu peur qu’on nous fasse payer le prix de ce bonheur avec l’augmentation du temps de travail, la réduction des congés.
« Rattraper le retard… »
Il est assez rare que les grandes crises s’accompagnent d’un changement immédiat. L’Histoire montre plutôt un appauvrissement général, une augmentation des inégalités sociales perceptible dès maintenant alors qu’on voudrait nous donner l’impression qu’on vit tous la même chose. Dans ce temps de confinement.
Mon pronostic va plutôt dans le sens de la régression mais personne ne peut juger des effets historiques sur le long terme. Sur ce plan, on peut nourrir plus de l’espérance que de l’espoir. J’ai bon espoir pour la période à venir mais je laisse ouverte la porte de l’espérance pour ce que ça pourrait donner pour la génération à venir, pour la transformation écologique de nos modes de vie.
La période que nous vivons actuellement va peut-être amplifier une prise de conscience qui apparaissait depuis quelque temps.
Il ne peut pas y avoir de changement ex nihilo (à partir de rien), qui émergerait du caractère inédit de ce que nous vivons actuellement. Il se fera par un retour effectué autrement à ce que nous pensions déjà avant.
Trouver d’autres repères pour l’heure du lever et du coucher. Nous n’avons plus les repères imposés par le social dans la vie intime. Concrètement la dilatation entraîne ce décalage horaire qui nécessite de se construire d’autres repères physiques et sociaux. Certains se forcent à se lever le matin alors que rien ne les y contraint, d’autres s’obligent à de l’exercice physique pour ne pas se laisser aller. Le philosophe que je suis aime bien ce temps de la dilatation que beaucoup associent à un laisser aller, à un lâcher prise assez risqué, au risque de grossir… cet aspect-là fait peur aux gens, rester seul dans une chambre à se dilater (rires plus ou moins contenus des deux côtés du micro).
Faites-vous partie de ceux qui pensent que cette période bouleversée va changer nos modes de fonctionnements sociaux, politiques, économiques ? Notre relation à la nature ? Le pronostic est difficile.
On est pourtant dans une période de pronostics à tout va, de pronostics assez changeants.
On risque des déceptions.
Mais ça fait du bien de pronostiquer. Ça correspond au besoin de ne pas être enfermé dans cette période, de se projeter dans l’avenir alors même que cette période le rend incertain. Je comprends ce pronostic. Il n’est pas lié à la période actuelle mais à des données préexistantes. Ce sont les prédispositions qui structurent notre pronostic. Je ne suis pas du genre optimiste. La situation est désespérée mais elle n’est pas grave ! J’ai davantage une intuition qu’un pronostic : les gens ont besoin de revenir à l’état dans lequel ils étaient avant. On sera beaucoup moins prompts au changement qu’on ne sera heureux de retrouver notre état d’avant ; d’autant plus qu’on ne va pas le retrouver tout de suite, ce qui fait qu’on sera d’abord heureux de retrouver l’état ancien avant de penser au changement. J’ai un peu peur qu’on nous fasse payer le prix de ce bonheur avec l’augmentation du temps de travail, la réduction des congés.
« Rattraper le retard… »
Il est assez rare que les grandes crises s’accompagnent d’un changement immédiat. L’Histoire montre plutôt un appauvrissement général, une augmentation des inégalités sociales perceptible dès maintenant alors qu’on voudrait nous donner l’impression qu’on vit tous la même chose. Dans ce temps de confinement.
Mon pronostic va plutôt dans le sens de la régression mais personne ne peut juger des effets historiques sur le long terme. Sur ce plan, on peut nourrir plus de l’espérance que de l’espoir. J’ai bon espoir pour la période à venir mais je laisse ouverte la porte de l’espérance pour ce que ça pourrait donner pour la génération à venir, pour la transformation écologique de nos modes de vie.
La période que nous vivons actuellement va peut-être amplifier une prise de conscience qui apparaissait depuis quelque temps.
Il ne peut pas y avoir de changement ex nihilo (à partir de rien), qui émergerait du caractère inédit de ce que nous vivons actuellement. Il se fera par un retour effectué autrement à ce que nous pensions déjà avant.
Cet échange avec Yves Cusset éveille quelques références :
1) Le champignon de la fin du monde
De Anna Lowenhaupt Tsing
Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (dont vous retrouverez quelques extraits sur le site de Move-On Mag grâce au moteur de recherche par mots clés).
2) Ultrasolution
(Inspiré du livre de Paul Watzlawick : Comment réussir à échouer : trouver l'ultrasolution).
L’ultrasolution est le plus souvent la pire des solutions possibles, celle dont l’évidence s’impose pourtant, empêchant ainsi toute vraie réflexion.
La solution adoptée ne s’est pas montrée efficace ? C’est qu’elle n’était pas suffisamment dosée. Il faut donc aller plus loin dans la direction qui, à l’évidence, s’impose :
- C’est la crise ; pour en sortir, il faut travailler plus, économiser plus, dépenser plus.
- Le malade n’est pas encore guéri ? C’est qu’on ne l’a pas assez saigné. Il est mort ? C’est qu’on n’a pas eu le temps de le saigner suffisamment.
- Le coût du travail est élevé ? Proposons des heures supplémentaires, défiscalisons-les.
- Cet élève a des difficultés ? Faisons-le redoubler. Avec un peu de chance, il aura les mêmes professeurs, bénéficiera des mêmes méthodes, ne comprendra pas mieux mais apprendra comme un perroquet à force de répétitions et d’exercices d’application. Il finira par devenir un bon exécutant ou sera éjecté d’un système qui aura pourtant tout « mis en œuvre » pour l’aider. Il aura au moins appris à travailler !
- Le Président n’a pas réussi, en cinq ans, à sortir le pays de la crise. C’est qu’on ne lui a pas laissé le temps d’agir efficacement. Un deuxième quinquennat était indispensable….
3) Alors ? me direz-vous ? Alors l’absence de solution est bien souvent préférable à la recherche effrénée de solution.
Henri Queuille, ministre sous la 3° République, plusieurs fois Président du Conseil sous la 4° (équivalent d’un Premier Ministre actuel) résume parfaitement ce sens aigu de l’efficacité alliée à la recherche du moindre effort, cette ligne de conduite à la fois politique, esthétique et philosophique :
« Il n'est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout »
À l’ultra solution n’hésitez pas à opposer l’absence totale de solution, beaucoup plus efficace et totalement en accord avec le lâcher prise.
Pour terminer, reprenons le titre d’Yves Cusset : Réussir sa vie du premier coup et proposons optimistement Réussir son déconfinement du premier coup !
Et vous ? Quels sont vos pronostics concernant le déconfinement ? N'hésitez pas à partager vos commentaires en bas de cet article...
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