« Je suis un zinneke, déclare Yslaire au public venu l’écouter ce 9 mars 2019 ».
Un zinneke est un chien sans race, un bâtard en argot bruxellois.
Déclaration intéressante en cette période de crispations nationalistes. « Être auteur permet de vivre plusieurs vies » sans payer plus d’impôts et être un bâtard ouvre bien des possibilités puisque, si « écrire c’est entrer dans la tête des personnages, dessiner c’est entrer dans la chair, dans la peau des gens. »
Apparemment, il y a peu d’auteurs qui proposent des vidéos les représentant au travail, en train de réaliser une planche. Pour quelles raisons le faites-vous ?
Je me pose depuis longtemps la question de la place de l’artiste. On commence une carrière en voulant ressembler à d’autres, ensuite on veut ressembler à soi, avant de se demander qui on est. Sans vouloir me comparer à Rembrandt, j’essaye moi aussi de comprendre qui je suis ainsi que la nature humaine à travers l’autoportrait. De comprendre l’acte créatif.
Je pense qu’il y a un décalage énorme entre la création de la BD et le lecteur. J’ai travaillé un peu au théâtre où le côté formidable est que, quand vous arrivez sur scène, le public entend ce que vous dites au moment où vous le dites. Le lien est immédiat.
En BD, je vais travailler douze heures par jour, il m’arrive de faire en un mois une page qui va être lue en deux minutes sans que je sache ce que le lecteur va regarder, par où il va commencer.
J’avais envie de montrer comment se fait le dessin parce que c’’est le plus passionnant dans le métier que je fais. J’ai découvert tardivement que le plus important n’est pas de faire un album et d’attendre qu’il soit lu, mais de faire l’album.
En recevant un prix à Angoulême, Marjane Satrapi a dit « J’ai longtemps cru que faire un livre c’est monter l’escalier qui mène à la gloire et maintenant je me rends compte que faire de la bande dessinée, c’est monter l’escalier qui mène à mon atelier. »
J’ai mis trente ou quarante ans à aimer mon métier et j’avais envie de traduire ça, de montrer comment un dessin se forme. Il n’y a pas d’idée préconçue. J’ai un prétexte, le dessin va se faire et c’est parce qu’il ne correspond pas tout à fait à l’idée de départ qu’il devient réel, vivant.
J’ai acquis des tas de choses à travers des gens rencontrés, j’en ai retenu des phrases qu’il m’a parfois fallu des années pour comprendre. Je me rappelle Jean-Michel Charlier, un type formidable , dans un restaurant près d’Angoulême. Il parle, même pas fort, et en quelques minutes, toute la salle l’écoute : un vrai raconteur d’histoires ! Le principe d’un vrai raconteur, c’est qu’il ne sait pas la fin, il a juste un petit temps d’avance sur son public. L’histoire est toujours une improvisation sur un thème ; le métier fait qu’on a des rails mais il faut garder cet aspect vivant.
Un zinneke est un chien sans race, un bâtard en argot bruxellois.
Déclaration intéressante en cette période de crispations nationalistes. « Être auteur permet de vivre plusieurs vies » sans payer plus d’impôts et être un bâtard ouvre bien des possibilités puisque, si « écrire c’est entrer dans la tête des personnages, dessiner c’est entrer dans la chair, dans la peau des gens. »
Apparemment, il y a peu d’auteurs qui proposent des vidéos les représentant au travail, en train de réaliser une planche. Pour quelles raisons le faites-vous ?
Je me pose depuis longtemps la question de la place de l’artiste. On commence une carrière en voulant ressembler à d’autres, ensuite on veut ressembler à soi, avant de se demander qui on est. Sans vouloir me comparer à Rembrandt, j’essaye moi aussi de comprendre qui je suis ainsi que la nature humaine à travers l’autoportrait. De comprendre l’acte créatif.
Je pense qu’il y a un décalage énorme entre la création de la BD et le lecteur. J’ai travaillé un peu au théâtre où le côté formidable est que, quand vous arrivez sur scène, le public entend ce que vous dites au moment où vous le dites. Le lien est immédiat.
En BD, je vais travailler douze heures par jour, il m’arrive de faire en un mois une page qui va être lue en deux minutes sans que je sache ce que le lecteur va regarder, par où il va commencer.
J’avais envie de montrer comment se fait le dessin parce que c’’est le plus passionnant dans le métier que je fais. J’ai découvert tardivement que le plus important n’est pas de faire un album et d’attendre qu’il soit lu, mais de faire l’album.
En recevant un prix à Angoulême, Marjane Satrapi a dit « J’ai longtemps cru que faire un livre c’est monter l’escalier qui mène à la gloire et maintenant je me rends compte que faire de la bande dessinée, c’est monter l’escalier qui mène à mon atelier. »
J’ai mis trente ou quarante ans à aimer mon métier et j’avais envie de traduire ça, de montrer comment un dessin se forme. Il n’y a pas d’idée préconçue. J’ai un prétexte, le dessin va se faire et c’est parce qu’il ne correspond pas tout à fait à l’idée de départ qu’il devient réel, vivant.
J’ai acquis des tas de choses à travers des gens rencontrés, j’en ai retenu des phrases qu’il m’a parfois fallu des années pour comprendre. Je me rappelle Jean-Michel Charlier, un type formidable , dans un restaurant près d’Angoulême. Il parle, même pas fort, et en quelques minutes, toute la salle l’écoute : un vrai raconteur d’histoires ! Le principe d’un vrai raconteur, c’est qu’il ne sait pas la fin, il a juste un petit temps d’avance sur son public. L’histoire est toujours une improvisation sur un thème ; le métier fait qu’on a des rails mais il faut garder cet aspect vivant.
Yslaire ©Didier Devos
Vous êtes à la fois romancier, homme de théâtre pour les dialogues, artiste…tout ça procède ensemble, au fur et à mesure ?
J’ai commencé par le théâtre dans le sens où mon père était critique de théâtre parallèlement à sa véritable profession de journaliste politique…
C’est un peu la même chose.
C’est ce qu’il m’a dit, en soulignant que la culture est encore pire ! A huit ans, il m’a amené voir Othello, ce qui a été un choc.
On retrouve des références à Shakespeare dans vos albums.
Je n’ai pas encore rencontré un scénariste de cinéma qui ne cite pas Shakespeare à un moment donné. C’est un peu comme Hergé pour la bande dessinée. Il y a tout dans Shakespeare, la comédie, la tragédie, c’est fascinant. Ce côté universel d’un récit situé à une époque mais qui parle à toutes les époques et qui représente encore pour moi un idéal de transmission.
Quand j’étais jeune, je lisais aussi la mythologie grecque et je me suis rendu compte qu’un sacré Sigmund avait réussi à la réinventer de manière formidable en rajoutant des chapitres que personne ne connaissait et qui sont devenus la vérité pour tout le monde, ce que je trouve fascinant.
En vous lisant, on retrouve la complexité de Shakespeare dans tous vos personnages, un ancrage dans l’Histoire et donc une dimension réaliste mais vous la faites exploser avec un souffle épique et une profondeur mythologique.
J’ai été puiser de tous les côtés. J’ai été fasciné par l’écriture cinématographique d’un David Lean. Lawrence d’Arabie est un sujet historique dont il arrive à tirer une espèce de fièvre. De chaque personnage, qu’il traite de manière complexe, il fait un archétype, ce qui donne divers niveaux de lecture de son film, de même que dans celui qu’il a réalisé sur la révolution russe. Comme Coppola pour Le Parrain. De la même manière, Javert dans « Les misérables » est beaucoup plus qu’un flic.
J’ai commencé par le théâtre dans le sens où mon père était critique de théâtre parallèlement à sa véritable profession de journaliste politique…
C’est un peu la même chose.
C’est ce qu’il m’a dit, en soulignant que la culture est encore pire ! A huit ans, il m’a amené voir Othello, ce qui a été un choc.
On retrouve des références à Shakespeare dans vos albums.
Je n’ai pas encore rencontré un scénariste de cinéma qui ne cite pas Shakespeare à un moment donné. C’est un peu comme Hergé pour la bande dessinée. Il y a tout dans Shakespeare, la comédie, la tragédie, c’est fascinant. Ce côté universel d’un récit situé à une époque mais qui parle à toutes les époques et qui représente encore pour moi un idéal de transmission.
Quand j’étais jeune, je lisais aussi la mythologie grecque et je me suis rendu compte qu’un sacré Sigmund avait réussi à la réinventer de manière formidable en rajoutant des chapitres que personne ne connaissait et qui sont devenus la vérité pour tout le monde, ce que je trouve fascinant.
En vous lisant, on retrouve la complexité de Shakespeare dans tous vos personnages, un ancrage dans l’Histoire et donc une dimension réaliste mais vous la faites exploser avec un souffle épique et une profondeur mythologique.
J’ai été puiser de tous les côtés. J’ai été fasciné par l’écriture cinématographique d’un David Lean. Lawrence d’Arabie est un sujet historique dont il arrive à tirer une espèce de fièvre. De chaque personnage, qu’il traite de manière complexe, il fait un archétype, ce qui donne divers niveaux de lecture de son film, de même que dans celui qu’il a réalisé sur la révolution russe. Comme Coppola pour Le Parrain. De la même manière, Javert dans « Les misérables » est beaucoup plus qu’un flic.
Quand le lecteur pense que la narration s’ancre, se stabilise, vous ajoutez quelque chose qui relance, qui fait exploser ce qu’on croyait savoir.
C’est le travail de scénariste. Greg, le rédacteur en chef de Tintin dit qu’un scénario, c’est facile, il faut trouver une situation, y mettre les personnages et les suivre. Je procède comme ça aujourd’hui parce que le plaisir consiste à se mettre dans la peau de plusieurs personnages. Il y a une dimension d’acteur dans mon métier, à entrer dans la peau de Guizot, mon personnage, et à voir à travers son regard la scène que je vis aussi par l’intermédiaire de Julie ou d’un autre personnage. J’ai alors l’impression d’avoir plusieurs vies, ce qui me permet d’apprendre et m’enrichit.
Il y a des tas de choses que je ne sais pas et une BD me permet de poser des questions. Puisque je ne le sais pas, je vais en faire une histoire ! Voyons voir !
Dans « Le ciel au-dessus de Bruxelles », j’ai essayé de me mettre dans la peau d’une terroriste. J’ai lu les témoignages de celles qui n’ont pas réussi à se faire exploser pour tenter de comprendre ce qui se passe dans la tête de ces gamines. Il y a cet instant de libido qu’on retrouve au centre de tous les actes de kamikazes : c’est du romanisme, en fait. Cette pureté qu’elles ne trouveront que dans la mort et qui nous renvoie à Antigone. Je voulais donner autre chose que « Une kamikaze musulmane s’est fait exploser » parce que je trouve dangereux et réducteur ce discours. Il faut s’approcher de l’histoire qu’il y a derrière.
Nous parlions de l’ancrage dans l’Histoire et dans le réalisme mais vous y ajoutez cette touche romantique.
L’Histoire est un roman qu’on invente continuellement et qui en dit plus sur le présent que sur le passé. Je me suis intéressé à Robespierre, par exemple, et j’ai lu toutes les biographies sur lui à ce moment-là. Dans l’une d’elles, datée de 1826, l’auteur qui avait connu Robespierre parle de sa voix. En 1860, Lamartine en parle différemment, et ainsi de suite, ce qui vous donne toutes les dimensions qui constituent l’Histoire. On raconte évidemment Robespierre de manières différentes suivant les époques. On sait à la fois tout sur lui et rien. Sa vie privée était publique et je prétends pourtant depuis vingt ans qu’il y avait chez lui une dimension d’homosexuel refoulé…ce qui commence à s’écrire maintenant. C’était impossible auparavant parce que tabou. Monsieur, frère de Louis XIV, on n’en parle pas. On revient à la libido !
Romantisme, libido, il faut y ajouter une force très poétique.
J’espère.
À propos, les yeux rouges, ce sont ceux qui ont refusé de les baisser, ce qui rappelle Prométhée et nous renvoie à la dimension mythologique. Au défi.
Aujourd’hui, nous baissons tous les yeux, ou alors nous ne regardons pas où il faut.
C’est vrai. C’est bien que vous l’ayez vu.
Vous êtes contre le conditionnement, contre le déterminisme et pour la liberté.
Quand on a des enfants, on se rend compte qu’on est né à une certaine époque, qu’on a une culture. La mienne est celle de 68, celle de la Beat Generation. Mon combat est et restera la liberté.
C’est le travail de scénariste. Greg, le rédacteur en chef de Tintin dit qu’un scénario, c’est facile, il faut trouver une situation, y mettre les personnages et les suivre. Je procède comme ça aujourd’hui parce que le plaisir consiste à se mettre dans la peau de plusieurs personnages. Il y a une dimension d’acteur dans mon métier, à entrer dans la peau de Guizot, mon personnage, et à voir à travers son regard la scène que je vis aussi par l’intermédiaire de Julie ou d’un autre personnage. J’ai alors l’impression d’avoir plusieurs vies, ce qui me permet d’apprendre et m’enrichit.
Il y a des tas de choses que je ne sais pas et une BD me permet de poser des questions. Puisque je ne le sais pas, je vais en faire une histoire ! Voyons voir !
Dans « Le ciel au-dessus de Bruxelles », j’ai essayé de me mettre dans la peau d’une terroriste. J’ai lu les témoignages de celles qui n’ont pas réussi à se faire exploser pour tenter de comprendre ce qui se passe dans la tête de ces gamines. Il y a cet instant de libido qu’on retrouve au centre de tous les actes de kamikazes : c’est du romanisme, en fait. Cette pureté qu’elles ne trouveront que dans la mort et qui nous renvoie à Antigone. Je voulais donner autre chose que « Une kamikaze musulmane s’est fait exploser » parce que je trouve dangereux et réducteur ce discours. Il faut s’approcher de l’histoire qu’il y a derrière.
Nous parlions de l’ancrage dans l’Histoire et dans le réalisme mais vous y ajoutez cette touche romantique.
L’Histoire est un roman qu’on invente continuellement et qui en dit plus sur le présent que sur le passé. Je me suis intéressé à Robespierre, par exemple, et j’ai lu toutes les biographies sur lui à ce moment-là. Dans l’une d’elles, datée de 1826, l’auteur qui avait connu Robespierre parle de sa voix. En 1860, Lamartine en parle différemment, et ainsi de suite, ce qui vous donne toutes les dimensions qui constituent l’Histoire. On raconte évidemment Robespierre de manières différentes suivant les époques. On sait à la fois tout sur lui et rien. Sa vie privée était publique et je prétends pourtant depuis vingt ans qu’il y avait chez lui une dimension d’homosexuel refoulé…ce qui commence à s’écrire maintenant. C’était impossible auparavant parce que tabou. Monsieur, frère de Louis XIV, on n’en parle pas. On revient à la libido !
Romantisme, libido, il faut y ajouter une force très poétique.
J’espère.
À propos, les yeux rouges, ce sont ceux qui ont refusé de les baisser, ce qui rappelle Prométhée et nous renvoie à la dimension mythologique. Au défi.
Aujourd’hui, nous baissons tous les yeux, ou alors nous ne regardons pas où il faut.
C’est vrai. C’est bien que vous l’ayez vu.
Vous êtes contre le conditionnement, contre le déterminisme et pour la liberté.
Quand on a des enfants, on se rend compte qu’on est né à une certaine époque, qu’on a une culture. La mienne est celle de 68, celle de la Beat Generation. Mon combat est et restera la liberté.
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