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Jean-Marie Gourio au comptoir du confinement


« Il ne faut pas écrire, il faut faire vivre ».


| Publié le Jeudi 7 Mai 2020 |

Jean-Marie Gourio à la Fête du Livre de Talloires ©Paul Rassat
Jean-Marie Gourio à la Fête du Livre de Talloires ©Paul Rassat
Jean-Marie, où te trouves-tu ?
À Talloires.

C’est un environnement qui te convient.
Il est toujours le même : quand j’écris des livres, je suis enfermé dans mon bureau, parfois deux-trois mois, jusqu’à six mois pour l’écriture de Sex Toy, un livre assez violent.
Être enfermé ne me dérange pas, mais ce qui me dérange, c’est que les autres le soient. Par ma fenêtre je vois que les rues sont vides, tout est fermé.

Tu as besoin de savoir qu’il y a de l’animation autour.
Je m’en suis rendu compte parce que je n’ai pas pu écrire depuis un mois et demi que je suis enfermé. Je n’arrive pas à travailler. Comme il n’y a pas de vie dehors, j’ai l’impression que mon écriture ne sert à rien. Il faut que les gens vivent et soient capables de lire mon écriture. Je pense que j’écrirai quelque chose sur le confinement dans un an ou deux. J’aurai alors une idée de ce qui s’est passé. Tous les auteurs qui écrivent enfermés chez eux en ce moment ont tort. Ils sont trop dedans et vont écrire la même chose.
Je fais désormais apparaître dans mes romans des personnages que j’ai connus il y a vingt ou trente ans. Dans Les papillons de comptoir, je fais le portrait de clients que j’ai connus il y a trente ans dans des petits cafés en Bourgogne, à Pigalle ; je les vois beaucoup mieux maintenant, je peux mieux les décrire que si je l’avais fait le lendemain de la rencontre.

C’est un peu comme en matière de vin. Il y a de petits vins pour la soif, de petits écrits au jour le jour et des choses qui demandent de bien vieillir.
Au jour le jour, c’est le journalisme, le roman est le vin de garde. Si tu laisses vieillir, ça peut devenir un grand cru.

C’est bien qu’il y ait toute la palette.
Avec le temps tout l’inutile a disparu. Les personnages que je décris maintenant viennent de ce qui méritait d’être gardé en mémoire. Ma description est plus juste parce que tout ce que je me rappelle est important.
Même chose pour les Brèves. Quand je ne les notais pas, je me souvenais le lendemain de quelques phrases, celles qu’il fallait garder. D’une personne, on retient sa façon de parler, un tic de langage, une façon de bouger la main qui définissent complètement le personnage. Quand je l’écris je le vois et tout le monde le voit.

On parle en ce moment de distanciation sociale, tu évoques le recul, le temps et la distance nécessaires pour que les choses se révèlent.
Un peu comme quand on se balade à l’étranger. Je me suis promené dans Rome pendant que Fellini était en train de mourir à l’hôpital, pour voir ce qu’était Rome avec Fellini dans le coma. Tout ce que je regardais était intéressant, un papier par terre, un brin d’herbe entre deux pierres. En pays étranger, tout devient passionnant, jusqu’au plus petit détail.
Avec la distanciation, en matière d’écriture  tout ce qui nous revient en tête est en pays étranger. Ces personnages qu’on a croisés, on les regarde. On les connaît mais on les redécouvre comme si on ne les avait jamais vus.

Tu as un fonctionnement particulier, ton esprit a besoin d’établir des liens, comme pour Rome et Fellini.
Je ne l’ai pas vu mais j’étais devant les grilles de l’hôpital. Il y avait un asile psychiatrique juste à côté, des scooters, des camions de télévision avec des paraboles, des oiseaux partout, des dames en grandes robes qui disaient la bonne aventure. Toutes les heures les médecins sortaient pour parler aux télés. Contre un mur de l’hôpital psychiatrique, tous les fous venaient en robes de chambre boire des cafés servis par un camion. Le coma de Fellini se déversait sur Rome et transformait Rome en film de Fellini.

Tu t’imprègnes du monde en permanence.
C’est obligé.

Certains n’ont pas cette porosité, ou s’en protègent.
Il est impossible de se couper du monde extérieur, même un peintre qui serait enfermé dans une grotte. Il va peindre ce qu’il a vu et vécu à l’extérieur, ou bien le manque.

Certains peindraient un rapport administratif.
C’est intéressant de décrire le monde dans lequel ont vit. Chaval pourrait tout à fait dessiner des papiers de l’administration ; quand Desproges écrivait aux impôts, ça donnait : « Chers impôts... ». Picasso ferait de très belles déclarations d’impôts.
Écrire, c’est respirer tout le temps. Il ne faut pas écrire des livres mais laisser aller la plume. Il faut en même temps beaucoup de discipline et d’indiscipline. Quand ça se passe bien, ce sont les personnages qui utilisent l’écrivain pour exister. J’avais écrit un bouquin, une histoire entre un camionneur et la patronne d’un petit bistrot à la campagne. Mon éditeur m’a demandé de pousser un peu la seule scène d’amour que j’avais écrite. Je me suis remis au travail pour écrire une scène de cul : elle ne voulait pas se déshabiller ! Je n’y arrivais pas. Elle a dit « Non, pas question que je montre mon cul ! » J’ai écrit la scène à travers le regard d’un oiseau perché sur une branche. Une de ses plumes voltige dans l’air, je l’ai utilisée pour montrer le mouvement des corps. Je me suis rendu compte que mon livre était bon parce que les personnages étaient vivants.

« Il ne faut pas écrire, il faut faire vivre. »
 
Cette liberté permet au lecteur de laisser lui aussi ce qu’il veut aux protagonistes du livre. À partir du même bouquin, chacun lit un livre différent. Chacun écrit les livres qu’il lit. Jean-Michel Ribes raconte qu’à la sortie d’une représentation tout le monde lui parle d’une pièce qu’il n’a pas écrite. Chacun écrit sa propre pièce.
Quand un livre te tombe des mains, c’est que tu n’as pas pu y entrer, que tu n’as pas pu l’écrire. L’auteur a tout bétonné.

On peut éprouver la même chose avec une peinture, une pièce de théâtre dont on ne retient rien.
On n’a pas été invité, ça ne nous concerne pas. On passe devant la salle à manger des gens sans y entrer.
Cette liberté est assez compliquée à donner à l’écriture, aux personnages. Avec le confinement je me suis rendu compte que cette liberté vient peut-être de l’extérieur. Si les gens ne bougent plus à l’extérieur, je ne peux plus écrire à l’intérieur parce que je ne peux plus donner de souplesse à mon écriture qui est confinée elle aussi. Les personnages ne peuvent plus bouger.

C’est assez rassurant : tu es un animal social comme tout le monde.
C’est pour ça que j’ai passé ma vie dans les bars.
 

À ce propos, en ce moment tout le monde souffre du manque de relations directes. On organise des apéros virtuels.
Je m’en méfie beaucoup. Je me souviens de ce qui s’est passé après les Twin Towers. On annonçait un nouveau monde, et puis rien du tout ! Je me souviens des attentats de Charlie, des rues pleines de gens qui parlaient de refaire un monde, vive la police… et puis trois ans plus tard, ils crachaient à la gueule des flics, leur hurlaient « Suicidez-vous… » après les avoir embrassés. J’attends de voir. Les gens n’iront pas plus au bistrot.
Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Le « monde d’avant » était très bien si on faisait un petit effort. Pas la peine de tout péter pout faire un nouveau monde. On va avoir le même qu’avant, alors refaisons le même petit effort que nous aurions dû faire dans le monde d’avant.

Allons-y à petits pas au lieu de parler de disruption, de changement de paradigme.
C’est une astuce récurrente : on se donne un projet tellement énorme qu’il est impossible à réaliser. Certains groupes se donnent un objectif irréalisable… et ce n’est pas de leur faute s’ils le ratent.

Mais il n’y aurait plus rien à écrire dans un monde parfait.
Il n’y aurait même plus rien à vivre. C’est l’imperfection, l’indiscipline, la lutte qui rendent les choses intéressantes. Wolinski, par exemple, a été très dérouté par la liberté sexuelle. Si tout le monde est nu, ça ne m’intéresse plus de voir quelqu’un de nu. Il faut des contraintes. Tout le travail de Pérec était sur la contrainte. Écrire tout un livre sans la lettre "e"Simenon fonctionnait comme ça. Il faisait des enveloppes avec des noms, des endroits... Pour écrire un bouquin, il tirait trois enveloppes.
Il faut des contraintes, des ennuis, il faut se battre, pouvoir défendre quelque chose.

Quelles sont tes contraintes ?
C’est moi. Ma jalousie, ma méchanceté, mon alcoolisme, ma connerie, ma prétention, etc. Il faut aussi que je me batte contre les éditeurs, contre des gens qui ne comprennent pas ce qu’on devrait faire. Je n’arrête pas de me battre. Contre un boulanger qui fait du mauvais pain alors qu’il est facile d’en faire du bon. Contre quelqu’un qui ne se lève pas quand il y a une grand-mère debout dans le métro. Contre un adulte qui met une tarte à un enfant. Contre quelqu’un qui adopte un chien à la SPA au mois d’août sachant qu’il va l’abandonner le premier septembre.

Ce que tu évoques s’arrondit avec l’âge ou bien s’amplifie ?
Ça s’arrondit parce que je trouve que c’est moins grave. Essentiel mais moins grave. Pas de quoi s’en faire un ulcère à l’estomac.

D’autant plus qu’il y a d’autres moyens d’avoir un ulcère.
Il faut mettre de l’eau dans son vin, être un peu plus apaisé. D’une certaine manière je fais rentrer l’écriture dans ma façon de vivre. J’écris un peu tout le temps, je me calme, j’observe et puis j’apprécie davantage la vie.

Finalement tu rejoins l’axe de la littérature sur le long terme que nous évoquions tout à l’heure plus que la réactivité de la presse quotidienne.
Je prends la presse, j’y mets beaucoup d’affection pour en faire un roman. J’ajoute beaucoup de sentiments à l’actualité.
C’est en rajoutant de la chaleur partout qu’on gagne. Un enfant apprend à l’école si une chaleur passe entre lui et son professeur.
La chaleur est un vecteur de transmission des connaissances. Quand tu descends dans le métro, quand tu sais que tu vas être sympa avec tout le monde, tu t’écris déjà un petit scénario. Un scénario du bien ; c’est pas mal. J’essaye d’être mieux avec moi-même pour être bien avec les autres, qui sont un grand mystère.
Comme l’écrit Henri Calet, qui en a fait le titre d’un roman Ne me secouez pas, je suis plein de larmes.
Il faut faire attention aux gens qui sourient, même pleins de larmes.
 

La conversation roule librement un bon moment. Il y est question de Jean Yanne, du fait que la taille humaine est conditionnée par la hauteur des comptoirs et par la dimension des voitures. Jean-Marie Gourio se souvient d’un oiseau qui était venu participer à notre conversation autour d’un café il y a plusieurs mois, de la manière de jouer avec ses clés d’un client de bistrot, du rythme des doigts.
Il a soif, mais soif de vivre le monde. 


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