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Orsten Groom (presque) au Centre du Monde



| Publié le Mercredi 19 Février 2020 |

PUTI
PUTI
Il y a dans votre façon de penser une curiosité, un émerveillement et aussi une révolte.
Evidemment puisque la seule autorité que je reconnaisse est la puissance naturelle, ce que les Romains appelaient le « Génie » : ce qui se fait de soi-même - le cœur qui bat, la respiration. Les animaux exercent leur forme de vie, s’en contentent strictement et il est impossible de les idéologiser. Ils ne vivent pas de  relations de pouvoir mais de puissance, d’où est exclue toute production de victimes. L’indifférence comme l’intensité des organisations animales sont une chose merveilleuse, cette bandaison de vie.

Le temps du monde humain me fait honte et horreur. S’en remettre à la peinture est un bouclier et un adieu, une façon de dire au revoir, de congédier le collectif pour se fondre dans le commun. Que devient le désert dans le verbe « Déserter » ? Peut-être faut-il le traverser pour y parvenir. Malewicz a écrit : « Quiconque a traversé la Sibérie ne pourra plus jamais prétendre au bonheur. » L’art prend en charge tout ce en quoi l’homme est lamentable, l’histoire et le pouvoir, comme toute chose : une vie de peinture pour une pomme ou écrire pour les veaux qui meurent.

Mon attitude est une confiance totale en la peinture. Je ne sais pas ce qu’elle peut de moi ; je ne sais jamais quand je commence un tableau ce qu’elle va vouloir me faire faire, ni pourquoi et comment, mais je considère que manquer de confiance serait manquer d’humilité. Ni l’art ni la peinture ne sont faits pour s’exprimer. Aucun artiste ne s’exprime lui-même, n’exprime aucune idée, idéal, idéologie ou point de vue.

En revanche mon tableau m’exprime, exprime toute chose qu’il colporte de sa moitié d’oubli, de son élan, de sa permanence. L’art est un vecteur de rapport au monde. Sans l’art, on ne se rendrait même pas compte que le soleil se lève, ou qu’il pleut, que l’eau mouille, on ne saurait même pas pisser.
Je suis en disponibilité totale à travers ma facture, c’est-à-dire la façon de ne pas pouvoir s’empêcher de respirer. La peinture consiste à répandre de la peinture, à la faire (et on sait ce qui signifie le verbe faire en français). Surgissent des formes qui vont m’évoquer n’importe quoi, un animal, un objet, une réminiscence abstraite… parfois des bidules dont la débilité ou la trivialité m’horrifient, ou des moignons de hiéroglyphes aux allures totémiques dont l’aplomb m’apostrophe ; mais je sais que la peinture convoque ces choses pour une bonne raison. Elle a 40000 ans minimum et moi même pas 40, elle est sachante et moi pas. Je me tiens tapi comme une bête aux aguets. À partir du moment où le tableau commence à se peupler commence alors le processus d’enquête (dont le mot est celui-même d’« Histoire »), d’affût.

Je piste ces spectres, et réalise quasi systématiquement que les acteurs de ce proto peuplement appartiennent déjà à un mythe, un conte, un archétype du fond des âges. Je découvre ainsi, par encyclopédies, études, étymologies et internet interposés une foison de choses que j’ignorais, mais subodorais (avec mon nez), et qui n’auraient jamais été portées à ma connaissance autrement. La peinture m’instruit - ce n’est pas l’inverse - et je lui dois tout ce que je sais, par reconnaissance intime et démentielle sous le grand maléfice.

On rejoint le carnaval et le thème de l’inversion qu’il véhicule, vous faites les choses à l’envers : vous peignez et vous allez voir ensuite ce que ça signifie.
L’instruction colorée me donne accès aux gnomes nordiques, aux déités éthiopiennes, au sang bleu des pieuvres, au Tohu-Bohu, choses qui viennent du foie de la mémoire - à cette zone que Kafka nomme l’Inoubliable : cet entre-monde où survivent et s’agitent comme des moignons toutes les choses oubliées du monde, qui n’en finissent pas de le mythologiser sous forme monstrueuse, grotesque, carnavalesque, par envoûtement. Je mène ces enquêtes talmudiques dans toutes les langues possibles, dans un genre de jargon souterrain.

C’est un fonctionnement foisonnant.
Le monde est foisonnant et la langue est lourde. L’étymologie permet l’accès et l’invagination des racines des sens. Je suis juif et il est naturel pour moi d’interpréter à l’infini, de couper les cheveux en quatre, combiner. L’amphibologie d’un mot recouvre plusieurs sens équidistants, tous valides à condition de fournir le raisonnement nécessaire pour se rendre à cette archéologie.  « Se rendre » est un vraiment une formule d’Abracadabra de peinture pour moi, au sens où ça signifie à la fois la destination, l’abdication (les mains en l’air) et « vomir ». Abracadabra, soit littéralement « je crée ce que je parle » - mais seule la peinture parle, comme le texte, le toujours Déjà-Là qu’il s’agit de rendre, de réparer.

On est bien au-delà du thème du carnaval.
Ce que le carnaval régulait de façon naturelle (soit artistique) à un niveau cosmique, psychique, politique, social, en termes de puissance, la Révolution - soit son contraire absolu - a tenté de le remplacer en termes de pouvoir et d’idéologie. La Révolution rend le Carnaval illégal, qui a disparu depuis. C’est le flic du renouvellement du temps : la politique et son cortège de saloperies - alors qu’il est si peu cher payé de trancher la tête de quinze gosses chaque année pour réaliser le cycle du temps, adorer le Soleil et la pluie, leur reconduction, comme faisaient les Incas et tout le rapport rituel au monde avant cette horreur (dont Goya, Sade et Tiepolo ont témoigné de concert au seuil du crépuscule dans lequel nous barbotons depuis).

Et il est aujourd’hui une pâle re-présentation édulcorée de ce qu’il était.
Il n’existe plus qu’en art, étant l’art - soit le contraire absolu de tout pouvoir, norme, idéologie. En tant qu’en-commun profane il s’oppose également à tout ce qui fédère, concorde, et plus globalement bien sûr à cette société de curetons sanguinaires.

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