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Orsten Groom (presque) au Centre du Monde



| Publié le Mercredi 19 Février 2020 |

SHEOL
SHEOL
Votre peinture lui redonne vie et vigueur.
Je crois à la fonction rituelle comme régulation du monde. L’intervalle qui sépare du cercle de feu de sa propre angoisse ou ravissement d’être se doit d’être un tribunal où le tour vital se fait commandement, injonction, la Loi qui comme l’indique Kafka « te prend quand tu y pénètres et te rejette quand tu en sors ».

Je retrouve dans vos propos la nécessité intérieure, qu’évoque Jean-François Billeter, qui par la répétition et la maîtrise du geste en accord avec la volonté aboutit à la liberté. Vous créez votre pensée et votre peinture dans le même temps que vous vous créez ainsi que votre rapport au monde.
Cette liberté est à la portée de tous mais j’ai l’impression que personne n’en veut. La peinture est très simple, c’est un rebond, comme lancer une balle contre un mur. Vous donnez quelque chose qui rebondit, la toile donne autre chose en terme d’intuition, qui vous amène à réagir.
Mais cette réaction est en effet « action à répétition », de la présence, alors que la vie sociale neutralise tout agir et intime toujours de ré-agir (c’est-à-dire trop tard).

Il y faut une plasticité, une souplesse que beaucoup refusent ou ont perdue.
C’est de l’instinct. Toute chose fait ce qu’elle veut comme elle peut, comme elle doit.  Comment prendre au sérieux qui que ce soit qui agit en terme de pouvoir ? La contestation la plus débile opposée à l’art, le fameux « tout le monde peut le faire » est précisément son talisman le plus formidable : bien sûr que tout le monde peut le faire, tout le monde peut respirer, manger, chier, dormir ou faire ce qu’il veut quand il veut comme il veut ! Et d’ailleurs tout le monde le fait. Chacun sa façon et puis c’est tout. Seulement la culture, l’idéologie et l’académisme de M. et Mme Dupont jacassent le contraire, du genre : « Il faut maîtriser son petit nu classique avant de se permettre de faire n’importe quoi ». Ce à quoi je suis moléculairement allergique.

Vous étiez comme ça ? Vous l’êtes devenu ?
Je suis très réfractaire aux tentations biographiques. J’exprime des choses triviales et banales que tout le monde sait, par réluctance à adopter des pensées, des images, un langage tout faits. Ce que Céline appelait le blabla. La peinture ne déblatère jamais. On ne sait pas ce que la peinture peut faire, on ne le saura jamais, mais on la respire dans le roulement de chaque jour. Le temps humain est un cauchemar mais celui de la peinture l’aplatit en cratère qui rend équidistant l’ascension du volcan, son Léthé de lave en fusion et l’éternité que prend le geste de retirer ses sandales sur ses bords pour s’y jeter. Ça ne se mesure ni ne se compare.

Il faut donc l’expérimenter.
Bien sûr, et voir en ce qui me concerne que ma peinture ne correspond même pas à mes goûts. Je suis par exemple bien davantage orienté vers des choses minimalistes. Mais je comprends à présent en quoi mon appétence envers Mondrian, notamment, touche à la facture de mes tableaux, que je considère à présent comme des équivalents révulsés de monochromes. Le dos d’un tapis ou le cul de la translucidité comme seul reflet.

On rejoint là le carnaval avec le double, la lecture plurielle, l’inversion.
Le portrait infamant… Pour revenir à la biographie dont nous parlions, le seul fait à mentionner est l’accident cérébral et le coma que j’ai expérimentés lorsque j’avais vingt ans. Je suis assez bien sorti de cette rupture d’anévrisme, mais épileptique et amnésique. Force est de constater que les modes de la crise et de la mémoire font mamelles dans mon travail. Sauf que la peinture opère un troc entre ma mémoire personnelle, et la mémoire du monde entier - par le quelconque qui m’incombe, ou le cadavre survivant que je porte en Atlas et dont je suis peut-être le Dybbuk. L’instance de l’accident en rend l’identité inconcevable et comme éventrée aux quatre vents, invaginée par-dessus tête.
Cinq minutes avant que Le Tintoret apparaisse, ou Twombly,  on ne savait pas que la peinture pouvait faire ça de sa quadrature ; on n’en avait aucune idée puisqu’il n’y a pas de norme. Elles n’existent pas dans la nature. Je m’en remets à un principe de vie avec une foi peut-être animiste, comme les oiseaux passent dans le Templum : ce cadre imaginaire tracé à même le ciel où les antiques décryptaient les présages.

Vous êtes le vecteur de quelque chose qui vous habite et vous dépasse à la fois.
J’ai décidé de me débarrasser du moi. J’en ai un, civil, retord, crétin, irritable, lubrique, personnel comme tout le monde, sans intérêt. Il est impossible d’avoir un ego en art - en revanche l’aplomb d’arbre, la probité bestiale, la dignité s’accordent nécessairement au caractère fier que suppose cette humilité (justement comme rempart à la servilité humaine).   « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » comme dit je ne sais plus qui.

Amnésique, vous vous refaites une mémoire avec vos lectures, les références et les liens que vous établissez ainsi, débarrassé d’un moi.
L’accident est une hache, rupture, et son recouvrement un « crime » (Artaud) c’est-à-dire un outrepassement. Une chape de honte, boue, survivance de démon, un miracle maléficié. La grande baratte à doubles.
La mémoire personnelle ne m’intéresse absolument pas, même si je suis foutrement sentimental et nostalgique du Pitchi Poï de mes origines slaves. Mon intérêt, aiguisé, va au domaine de l’Histoire, du sempiternel qui précède et subsiste en permanence - en préservant toujours par Inoubliable le flot de tout ce qui se perd. Il est évident que nous nous inscrivons dans cet état de fait que j’appelle le Grand Déjà-Là. C’est tellement basique que ça en paraît dingue. Les choses qui existent sont importantes, et on se délire comme monde, comme cervelle de pieuvre, pas d’un connard à « Je » (autre ou pas).

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